Lina Cabasso, née Federman, est morte le 18 novembre 2022
L’enfant qu’elle fut, qu’elle demeura, pour une part, jusqu’à la fin, comme nous tous, implorait sa mère, en cette langue italienne qu’on parlait à Corfou, d’où venait son grand-père maternel, Sabatino Mustacchi : « Madre ! Madre ! » Son père, originaire de Kitchinev, en Moldavie, un homme dur, parfois brutal, meurt en 38, elle n’avait pas dix ans. Histoire confuse de familles décomposées, sans recomposition possible.
Lina est une petite fille d’Alexandrie, enjouée, qui ne cessait, les derniers temps, de se remémorer ses farces, ses comédies, ses jeux de jeunes princesses, dans les conversations qu’elle entretenait avec son amie Julienne Bouskela, dont la mort, il y a à peine deux mois, a été sa dernière tragédie. Elle me disait, la veille de sa propre disparition, à quel point Julienne la hantait. Ainsi finissait-elle sa propre vie, comptant ses dernières amies, Andrée Farhi, Liliane Luxardo, Ginette Silvera, l'autre Liliane…Et de se répéter, de nous répéter : « Il n’y a plus personne…Plus personne ! » Hilda Danon, dont elle avait été si proche, ne voulait pas être la dernière. Elle non plus.
Sa vie lui devenait d’autant plus insupportable qu’elle ne cessait tout à la fois de se plaindre des catastrophes prématurées qu’elle avait dû endurer, et d’idéaliser son existence méditerranéenne. C’était une enfant pauvre, douée, se sachant tôt musicienne, rêvant d’une carrière que ses faibles moyens matériels ne rendaient pas possible. Une très bonne élève qui, dès la première, devait renoncer à poursuivre ses études, contrainte, dès ses seize ans, de donner ses premières leçons de piano.
Mais l’essentiel, dès lors, se jouait ailleurs. Dès 44, la voici militante, ardemment communiste, petite juive ashkénaze d’abord stalinienne, antisioniste, se vantant de distribuer des tracts contre la création de l’Etat d’Israël dans les quartiers juifs d’Alexandrie, engagée dans les rangs des Amis de la Culture. Jusqu’à récemment, elle se vantait, c’était émouvant, de la proximité qu’elle ressentait envers le monde arabe, gommant de sa mémoire l’antisémitisme qui s’y développait déjà. Arrêtée en mai 48 avec notre père, internée, puis expulsée en octobre comme juive, française et communiste, elle n’avait pas vingt ans, la voici jeune immigrée, militante, aux côtés de ceux de ses amis d’Egypte qui avaient subi le même sort, les Eddi, les Souhami, les Guini, les Cohen, les Danon, fréquentant les cellules du PCF du XIVe, jusqu’aux sombres années 50, jusqu’à l’affaire des Blouses blanches, qui devait mettre fin à son appartenance au Parti, sans rompre son attachement exalté aux mouvements de masse, aux manifestations enchantées et musicales auxquelles elle aimait participer avec ses amis fidèles, Hilda, Maxime Danon et tant d’autres. Plus tard, en 68, elle militait encore à Buc, aux côtés de ses camarades progressistes pour conquérir, en vain, la municipalité. Elle s’était battue avec acharnement pour la gratuité des études des classes musicales à horaires aménagés quand la Mairie de Versailles voulait les rendre payantes.
Elle avait sacrifié ses ambitions musicales aux nécessités du quotidien : celui de l’après-guerre misérable, vendeuse aux Galeries Lafayette, secrétaire révoltée devant le sort des exploités, forcée d’apporter tous les soins possibles à une mère malade, qui meurt en 53, d’accompagner, douloureusement, son mari Victor (Nicki) mal en point, qu'elle soutiendra dans les épreuves de sa dernière et longue maladie, terriblement angoissée, toujours, pour lui, comme pour nous, ses enfants, adolescents, hommes mûrs et vieillissants…
Elle n’oubliera jamais l’Egypte, participera aux premières réunions qui devaient inaugurer ce que Jacques Hassoun entreprenait de créer, Nahar Misraïm, au début des années 80, aux côtés d’Yvette et Emile Gabay et de tant d’autres. Son voyage à Alexandrie, en 80, en famille, lui fut une grande joie.
Rien ne la calme, jamais. Rien ne l’apaise. Elle se disputait beaucoup, souvent, polémiquait sans fin, se mettait en rage jusqu’à se faire du mal, au nom de sa générosité sans faille. Il n’était simple pour personne de ne pas être indéfectiblement d’accord avec elle. Et ce qui nous chagrinait, dans les dernières années, c’était l’art avec lequel elle se rendait malheureuse, la virtuosité avec laquelle elle dramatisait les petits accidents de l'existence. Jamais nous ne remercierons assez Marie-Odette de ses efforts inlassables pour atténuer ses exagérations, la violence des crises qu’elle savait admirablement mettre en scène. Ses fils comme Marie-Odette savent jusqu’à quelle extrémité elles pouvaient aller. Marie-Odette qu’elle aimait tant, comme elle nous aimait.
La musique, même, devenait trop belle pour le monde qu’elle ne parvenait plus à habiter. Mais cette femme aimait rire, adorait les histoires drôles, éclatait de rire quand on les lui racontait. Elle aimait accueillir avec chaleur, elle aimait les rencontres, les discussions, les diatribes, les discours hauts et forts, sans nuances, tranchés, tranchants… à la condition de ne pas être contredite. Pépé Danon et elle, on pourrait dire méchamment « les derniers mélenchoniens », s’encourageaient à soutenir de toute leur ardeur, le combat des "Insoumis", malgré nos réticences et nos mises en garde, vouant aux gémonies ceux qui « composaient avec le Grand Capital », quand bien même elle savait en tirer profit dans la gestion de ses quelques biens… Mélenchon, l’homme des colères dans lesquelles elle devait se reconnaître. Nostalgie d’un Parti, d’un chef, d’un grand mouvement populaire dont elle continuait, malgré tout, à guetter les signes annonciateurs. Son bonheur était de voir en Julien, Nathan, Samuel, Élie, les sursauts de protestations qui avaient été les siens. Elle ne rêvait que de partager, avec nous tous, ses idéaux généreux
Aujourd’hui, ce beau texte de Christian Bobin, l’aurait-elle accepté ?
« Personne n’a une vie facile. Le seul fait d’être vivant nous porte immédiatement au plus difficile. Les liens que nous nouons dès la naissance, dès la première brûlure au feu du souffle, ces liens sont immédiatement difficiles, inextricables, déchirants.(...) La vie n'est rien de prévisible ni d'arrangement. Elle fond sur nous comme le fera plus tard la mort, elle est affaire de désir et le désir nous voue au déchirant et au contradictoire.". Il lui restait, disait-elle constamment , à « résoudre son problème avec la mort »
Désormais, c'est en nous qu'elle continue de vivre…
Gilbert et Laurent Cabasso, ses fils.
29 novembre 2022