23/10/10 - Carolina Delburgo - Texte intégral de la conférence
Index de l'article
Paris – Samedi 23 octobre 2010
ASPCJE
"Come ladri nella notte.........la cacciata dall'Egitto..."
Avant de commencer mon exposé, je voudrais remercier Joseph Chalom, André Cohen et Emile Gabbay, qui m'ont proposé de venir à Paris pour présenter mon livre.
Un merci va aussi au Professeur Ilios Yannakakis qui m'a offert une de ses recherches sur les juifs d'Egypte, recherche que j'ai insérée dans mon livre. Enfin un grand merci va aussi à vous tous du public, qui êtes venus m'écouter.
J'aimerais vous parler d'un exode ignoré, enveloppé par le silence. Il s'agit de celui qui a impliqué la presque totalité des communautés juives du monde arabe. À l'époque nombreuses et prospères, aujourd'hui elles ne sont qu'une vague mémoire en voie de disparition.
Mon témoignage est celui des événements personnels vécus par ma famille, juive italienne, née en Egypte, comme moi, privée de tous ses biens, frappée par des mandats d'arrêt, pour être à la fin expulsée du propre pays natal.
En mettant au jour mon histoire, j'ai voulu donner ma petite contribution à la connaissance des événements et des tragédies qui ont affecté toutes les familles juives qui vivaient dans l'Orient et dans le Moyen Orient. Familles qui ont dû quitter le monde où elles étaient nées et où elles avaient vécu, pour reconstruire leurs vies brisées dans un autre pays.
A l'époque, la communauté juive ne sentait aucun danger à vivre en Egypte. Après tout c'était le pays où nos ancêtres, nos pères et nous mêmes sommes nés, avons grandi, avons étudié et nous sommes mariés. C'est aussi le pays où nous pensions mourir. Nous nous sentions tous natifs d'Egypte, et lorsque je dis natifs d'Egypte, je me réfère non seulement à la communauté juive, mais aussi à la catholique, la protestante, l'orthodoxe et la copte qui ont toutes vécues ensemble en paix avec la musulmane. Et cela, non seulement en Egypte, mais dans tout le bassin de la Méditerranée.
50 ans plus tard, lorsque l'histoire a désormais fait son parcours, le passé revient, et, sous l'influence de l'émotion, j'ai essayé de me rappeler et de reconstruire les faits et les événements vécus, pour les transmettre à mes enfants.
Mon témoignage, parmi ceux de cette époque, est vu à travers les yeux d'une fille de dix ans, qui se souvient, met en lumière et reconstruit son expulsion d'Egypte, avec sa famille et plusieurs autres.
Mais pourquoi se rappeler ? Pour ne pas oublier et pour que mes enfants sachent et connaissent la vérité de mon histoire, qui deviendra aussi leur histoire. Le temps aurait effacé ou fané le souvenir. Malheureusement, l'histoire des juifs d'Égypte est celle des réfugiés oubliés de l'Histoire. Elle est passée inaperçue, en silence, elle n'intéressait personne et encore aujourd'hui elle est inconnue.
Pendant 50 ans l'Egypte ma accompagnée en silence. Elle faisait partie de ma vie et de mon monde, avec le souvenir de ma famille qui, à l'époque, a été divisée et perdue, avec les amis égarés, ma maison abandonnée, mon école perdue pour toujours, les vacances passées à Alexandrie qui ne reviendraient plus, les fêtes organisées dans notre maison, les parfums de la cuisine orientale et tous les souvenirs du passé qui désormais n'appartiendraient plus qu'au passé.
Mon père, d'origine italo espagnole, et maman, d'origine grecque, tous deux juifs nés et grandis en Egypte, ont vécu et se sont mariés au Caire à Haret el Yahoud, le quartier des juifs.
Encore très jeunes, ils commencèrent à travailler. Papa était apprenti dans une pharmacie et maman était modiste. Mais les choses changèrent avec le temps. Papa est devenu le premier agent de la société Philips au Caire et maman esthéticienne privée d'actrices et personnalités du cinéma et du théâtre.
Nous habitions dans un élégant quartier où s'érigeaient les plus grands hôtels du Caire. En face de notre grande terrasse nous voyions le Nil et dans le fond, les Pyramides de Ghizeh.
Mon école primaire était le Lycée Français de Bab el Louk, fréquenté par des enfants de différentes religions : catholique, protestante, copte, orthodoxe, musulmane et juive. Les nationalités étaient nombreuses : française, anglaise, italienne, espagnole, grecque, libyenne, égyptienne ... Nous vivions dans une société multiethnique et multi religieuse, mais nous tous nous nous sentions autochtones et il me semble vraiment incroyable de dire aujourd'hui que ce monde si varié par ses nationalités, religions et cultures différentes, vivait en harmonie et sérénité.
Malgré cette différence, nous vivions dans le respect de la personne, considérée comme être humain, riche de son histoire, de ses racines et de son passé.
Cela dura jusqu'au 1956, c est à dire jusqu'à ce qu'un grand conflit politique surgit pour toute la région du Proche-Orient.
En 1956, la tension entre Israël et l'Égypte s'accroît avec les raids menés par des fédayins sur le territoire israélien. Nasser bloque le golfe d'Aqaba et ferme le canal de Suez aux navires israéliens. En même temps, les États-Unis refusent d'accorder au Président Nasser le crédit pour financer la construction du barrage d'Assouan sur le Nil.
En réponse à ce refus, Nasser décide la nationalisation du canal de Suez et la mise sous séquestre des biens de la compagnie du canal.
Au cours d'un long discours à la radio, le 26 juillet 1956, Nasser déclare la nationalisation du canal de Suez, sans reconnaître aucun droit ni aux Français ni aux Anglais, qui avaient pourtant financé la construction et maintenu en activité le canal.
Les foules, folles de joie, fascinées par les intentions de Nasser, envahissent les rues.
Mais Israël ne se laisse pas étrangler par le blocage de la Mer Rouge et massacrer au sud du pays par les fédayins, pendant que la France et l'Angleterre ne se laissent pas non plus voler impunément le canal de Suez.
Israël occupe le Sinaï et Sharm El Sheikh, chasse les fédayins et débloque la Mer Rouge. La France et l'Angleterre occupent le Canal de Suez, mais l'ONU intervient et envoie ses soldats pendant que tous doivent se retirer des positions occupées.
Quelles furent les conséquences ?
Plusieurs citoyens anglais, français et juifs, de différentes nationalités, furent arrêtés et successivement expulsés, sans aucune ressource économique. Tous leurs biens furent confisqués et en Egypte régna une atmosphère d'insécurité.
A ce moment la guerre du Canal de Suez éclata et ma famille et moi devînmes témoins et victimes, comme plusieurs autres familles juives.
Mais laissez-moi raconter comment nous avons vécu ce moment.
Un soir d'octobre 1956, maman me mit au lit et me souhaita la bonne nuit, comme toujours. Ce fut cette nuit que notre tragédie commença.
Dormant, je ne me suis pas rendu compte de rien. Mais le matin suivant, une grande confusion me réveilla. Lorsque je me suis levée, je me suis rendue compte qu'il était tard et qu'il y avait quelque chose d'étrange dans l'atmosphère. Maman n'était pas venue me réveiller et, à la maison, plusieurs de ses amies étaient venues lui parler longuement et toutes à voix basse ... puis elles s'en allaient avec un regard sombre.
Je ne comprenais pas .....Mais qu'est ce qui est arrivé ? Pourquoi maman ne m'avait pas réveillée ? Et pourquoi je n'allais pas à l'école ?
Alors, j'ai essayé de lui demander timidement ce qui c'était passé. Mais elle ne m'écoutait pas et elle continuait à parler avec ses amies.
J'ai donc continué à l'interroger d'une façon toujours plus insistante et envahissante jusqu'à l'ennuyer, à tel point qu'elle me reprocha des nombreuses interruptions « Et alors ? Cesse ! Ce sont des discussions de grandes personnes ! Va dans ta chambre jouer ! »
Effrayée et intimidée, je me suis retirée dans une chambrette et je ne m'hasardai jamais plus à demander quelque chose !
C'est seulement dans les années qui suivirent, que j'ai découvert ce qui était arrivé. Alors j ai compris le comment et le pourquoi des faits et j'ai reconstruit mon histoire.
Pendant que je dormais cette même nuit, à minuit, la police se présenta avec un mandat de perquisition. Mes parents, effrayés, laissèrent les policiers fouiller et contrôler partout. Mais ils ne trouvèrent absolument rien de suspect. Ce résultat ne fut certainement pas satisfaisant pour eux. Alors, sans donner aucune explication, ils ordonnèrent à mon père et à ma tante Sarah, sœur de maman et associée de papa, de les suivre au Commissariat, pour ... des formalités ....
Dès lors, nous n'avons plus eu de leurs nouvelles. Ils ont disparu, accusés de collusion avec Israël, pour le simple fait que papa allait pécher à la Mer Rouge.
Dès lors, les autorités égyptiennes vont surseoir à cette mesure extrême et elles choisiront plutôt de harceler les juifs d'Égypte afin de provoquer leur départ. Elles ont ainsi procédé à la nationalisation des entreprises appartenant à des juifs, à la séquestration de leurs biens, à des licenciements et à des arrestations.
Voilà pourquoi lorsque je me suis réveillée le matin, il y avait à la maison une atmosphère étrange et maman ne m'avais pas envoyée à l'école. Ses amies, qui, la même nuit, avaient subi les mêmes événements, étaient venues lui raconter ce qu'elles avaient vécu chez elles à la maison et elles se consultaient sur quoi faire et comment agir.
C'est seulement quelques semaines plus tard que maman a été contactée par le Consul italien, qui l'a informée que nous étions devenus des citoyens non désirés par le gouvernement égyptien.
On lui accordait 3 semaines pour tout liquider : maison, bureau, voiture, bijoux, biens, compte en banque, en deux mots : TOUT pour quitter l'Egypte et partir pour l'Italie puisque citoyens italiens.
Elle devait partir avec mon petit frère de quelques mois et moi, petite fille de 10 ans. On lui permettait de prendre une seule valise par personne, quelques piastres pour elle. La moitié pour chaque enfant.
A ce point je voudrais m'arrêter un seul instant, pour mettre en évidence ce moment si tragique. Pour bien comprendre ce qu'on a ressenti, il faut que vous essayiez de vous représenter, d'imaginer la peur et le traumatisme subis par toutes ces familles qui n'ont jamais quitté l'Egypte et qui se sentaient obligées de partir pour trouver asile quelque part dans le monde.
Mais .... quel autre endroit du monde ? Où ? Et avec quels moyens affronter les moments si difficiles, vu que tous les biens avaient été tous confisqués ? Comment aller dans un autre pays si l'Egypte était le seul monde que toutes ces familles connaissaient ?
Pour chacun d'entre nous, la mémoire a fait son propre parcours, c'est pour cela que chaque expérience a été vécue d'une façon unique et différente l'une de l'autre. Sans doute y a-t-il un fond commun de réminiscences : l'affolement du moment, l'angoisse de l'avenir. Puis, rappelez vous que nous sommes en 1956 et, à l'époque, ce n'était pas comme aujourd'hui où nous nous déplaçons si facilement avec l'avion, d'un pays à l'autre.
Essayez d'imaginer le traumatisme subi par les familles avec l'angoissant, tumultueux, rapide abandon de leur propre maison et de son contenu. L'abandon du travail et de ses biens : meubles et immeubles.
Une grande incertitude générale régnait, à laquelle il fallait aussi ajouter la douloureuse séparation des membres de la famille, les uns partant pour un pays et les autres restant en Egypte ou partant pour les Etats-Unis, le Canada, l'Australie dans l'espoir d'y faire fortune.
Tous les jours se répétait le spectacle de familles séparées, désorientées, dépaysées, arrachées du pays auquel elles étaient profondément attachées.
Essayez d'imaginer la douloureuse séparation des êtres chers, des parents, des amis, des souvenirs et des habitudes.
Imaginez les expulsions avec déplacements obligatoires, advenus toujours de nuit pour partir « ...comme des voleurs dans la nuit... » du Caire à Alexandrie, ville de mer, pour être embarqués sur des bateaux et disparaitre sans être vus par personne, laissant, de cette façon, une vie et un monde "à nos épaules".
Rien que comme ça vous comprendrez de quelle façon ces vies ont été marquées, ou pour mieux dire, brisées.
Chaque année à Pessah, Devarim prescrit de commémorer la sortie d'Egypte comme si chacun de nous l'avait vécue en nos jours, et moi, chaque année à Pessah, je revis ma sortie d'Egypte.
En pleine nuit, nous, citoyens juifs italiens tous nés en Egypte, nous nous sommes retrouvés, hors de la ville, dans un endroit désigné par le Consul italien. Il lisait une longue liste de noms et, aux personnes nommées, il indiquait un bus où il fallait monter. Il n y avait que des femmes, des enfants et des personnes âgées. Nous sommes partis dans l'obscurité de la nuit sans que personne ne vienne nous saluer.
A l'aube nous sommes arrivés au port d'Alexandrie. La police nous a fait descendre des bus pour aller à la douane, où nous sommes restés toute la journée, de l'aube jusqu'au coucher du soleil, dans l'attente des contrôles personnels et des valises. Elles ont été toutes renversées une à une, par terre, pour contrôler le contenu. Au coucher du soleil ils nous ont finalement donné la permission de rejoindre le bateau grec Achyllèos qui nous emporteraient en Italie, car citoyens italiens.
Nombreux sont d'autres épisodes que j'aurais bien voulu vous raconter : le départ de la maison, le détachement du reste de la famille, l'arrivée à Alexandrie, la police égyptienne sur notre bus, la douane, les douaniers, les journalistes, mais c'est impossible : ça serait trop long. Je vous invite à lire mon livre.
A l'aube du dimanche 29 novembre 1956 nous sommes arrivés à Brindisi, une petite ville au sud de l'Italie. Le quai était vide. Personne ne nous attendait.
Rien que la Capitainerie de port, la Police et quelques journalistes eurent le droit de monter à bord. Il ne nous était pas encore permis de descendre du bateau.
Nous n'avions pas déjeuné, en prévision d'une descente à terre d'un moment à l'autre. Mais ce n'est que tard dans l'après midi (17 ou 18 heures) que finalement, nous sommes descendus à terre. Il faisait sombre et j'ai commencé à avoir faim. J ai alors tiré la jaquette de papa et je lui ai dit : « Papa j'ai faim ! ».
Je ne sais pas comment mes parents ont fait, vu qu'ils n'avaient que quelques sous en poche. Lorsqu'aujourd'hui je pense au passé, j'ai plusieurs questions et interrogations qui sont restées telles, sans réponses. Combien je regrette de ne pas les avoir posées à mes parents pendant qu'ils vivaient !
Mais retournons à ma faim. Pendant que nous descendions du navire, papa pris ma main et m'accompagna à un bar, en face du quai où « l'Achileos » avait amarré.
Une fois rentré dans le bar, il ordonna, rien que pour moi, une tasse de lait chaud et une brioche. Lorsque il approcha de la caisse pour payer, le caissier lui demanda, naturellement en italien : « Mais êtes vous descendu de ce navire? »
Papa ne le comprenait pas et lui montra l'argent pour payer. Alors le caissier se déplaça, s'approcha à la fenêtre et lui indiqua « l'Achileos ». Papa comprit et hocha la tête. Alors le caissier refusa l'argent. Papa lui tourna le dos, cacha son visage dans ses mains et se mit à pleurer.
En un clin d'œil tous les passagers, informés, entrèrent dans ce bar et se restaurèrent tous gratuitement.
C'est important, sur ce point, de souligner que nous étions en 1956, et que le souvenir de la guerre était encore vif à Brindisi. La solidarité reçue, à peine débarqués, nous avait émus. De même les porteurs du port de Brindisi n'ont pas accepté leur rétribution. Ils nous ont aidés à chercher et charger toutes nos valises sur des camions qui nous attendaient sur le quai, pour nous accompagner dans le camp d'accueil «Bocca di Puglia», près de l'aéroport militaire de l'OTAN.
Arrivés dans le camp d'accueil « Bocca di Puglia », ils nous ont donné deux grandes chambrées comme dortoirs : une pour les femmes et les enfants et l'autre pour les hommes et les jeunes garçons.
Les lits étaient disposés le long des deux murs latéraux des chambrées. Avec les têtes positionnées contre les murs, comme on disposait autrefois les lits dans les vieux hôpitaux.
Je me souviens très bien de ce camp. Il était entouré d'une pinède touffue et dans l'air piquant l'odeur des pins se répandait.
Nous, les enfants, nous jouions dans la pinède et nous l'appelions « la forêt » car nous n'avions jamais vu autant d'arbres plantés si près l'un de l'autre. Nous avions même peur de pénétrer dans la pinède, car nous craignions rencontrer des loups. En effet, dans les livres de textes de l'école, nous avions lu que les loups vivent dans les bois et les forêts.
Nous n'avions pas de jeux, c'est pour cela que nous nous amusions seulement dans la « forêt ». Nous jouions à cache-cache, nous construisions des cabanes et nous nous organisions en bandes rivales qui se battaient en duel avec des épées, réalisées avec des petits rameaux d'arbres. Nous grimpions sur les branches plus basses des arbres, pour nous lancer par terre.
Un peu plus loin, il y avait un petit bâtiment, où le responsable du camp vivait avec sa famille. C'était le responsable de la Station Sanitaire Maritime qui était appelé « Campo di Bocca di Puglia ».
Les enfants du responsable de la Station venaient souvent jouer avec nous dans la « forêt » et vu que nous nous comprenions pas, car nous parlions des langues différentes, ce fut grâce à eux que nous avons commencé à apprendre les premières paroles d'italien.
Près de l'habitation du responsable, il y avait une construction basse et longue en marbre blanc avec plusieurs robinets, un à coté de l'autre. C'était la fontaine où maman avec les autres mamans allaient laver le linge avec l'eau froide. Lorsque maman retournait à la chambrée, elle mettait ses mains sous ses aisselles pour les réchauffer.
A Noël le responsable du camp nous rassembla, les enfants avec nos parents, dans sa maisonnette chauffée par un poêle à charbon. L'atmosphère était chaude et accueillante. Il nous a offert oranges et mandarines suspendues à son arbre de Noël.
Très vif est le souvenir de la grêle que j ai vue pour la première fois ! Etant donné que je ne l'avais jamais vue, je pensais qu'il s'agissait de neige. Alors, toute émotionnée j'ai appelé mes amis du camp pour la voir tomber du ciel. Quelle belle surprise pour nous les enfants ! Mais par la suite les enfants du gardien m'ont expliqué qu'il ne s'agissait pas de neige mais de grêle et ils m'ont expliqué la différence.
Lorsqu'on ouvre une main qui contient une poignée de sable, les grains se répandent au vent; ainsi après quelques semaines de séjour dans le camp de Bocca di Puglia, les refugiés émigrèrent et se dispersèrent aux 4 coins cardinaux du monde, pendant que d'autres refugiés arrivaient d'Egypte pour les remplacer.
La volonté de résister, la réaction aux humiliations, poussèrent mes êtres chers à ne pas rester "les deux pieds dans le même sabot" dans ce camp d'accueil.
Après deux mois seulement papa trouva et accepta un travail à Napoli, travail que, quoique déclassé, il accepta. Successivement, maman l'a rejoint avec nous, ses deux enfants. Plus tard, elle aussi trouva un travail et pour nous tous une nouvelle vie commença avec mille problèmes et péripéties.
Toutefois le souvenir de la Station Maritime de Brindisi est toujours resté vif dans mon cœur et, lorsque nous l'avons quitté pour nous déplacer à Napoli, je m'étais promise de retourner un jour. Mais les années se déroulaient une derrière l'autre et le souvenir restait un souvenir et rien de plus.
Mais à la fin de l'an 2005, mon mari et moi nous avons été invités à participer à une conférence en Pouilles.
Ce fut alors que j ai pensé de nouveau à mon camp et je me suis dit « maintenant ou jamais plus ! ».
Ce n'était pas facile. 50 ans étaient passés et je ne savais même pas s'il existait encore. Mais croyez-moi : c'était important pour moi de le découvrir !
Après plusieurs recherches, je me suis adressée à la Capitainerie du port de Brindisi. Lorsque je suis rentrée il n y avait que des jeunes garçons et tous les yeux se sont posés sur moi, unique femme. Probablement, à un autre moment je me serai sentie gênée, mais l'idée de découvrir ce que j'attendais depuis 50 ans m'a donné la force de ne pas céder.
J'ai demandé de parler avec un maréchal gradé. Mais lorsque je me suis trouvé en face de lui, je ne suis pas arrivée à contrôler mon émotion. Je n arrivais plus à parler ni à m'expliquer... Alors mon mari a parlé pour moi, pendant que le maréchal m'a offert un verre d'eau et une chaise pour m'assoir. L'émotion était trop forte !
Naturellement ma demande était plutôt bizarre. Demander un camp : « Bocca di Puglia » qui a accueilli des émigrants juifs italiens arrivés d'Egypte il y a 50 ans de ça, avec le bateau grec « l'Achileos » , n'est pas une question de tous les jours.
Après quelques recherches, finalement, le maréchal m'a dit que le camp existait encore et il m'a indiqué comment le rejoindre.
Je dois, à ce point, vous confier ce que j'ai ressenti à ce moment...
Depuis l'âge de 10 ans je m'étais promise de retourner à cet endroit pour revoir mon camp. Maintenant le moment était arrivé.
Panique et peur s'emparèrent de moi. Revoir mon camp voulait dire retourner en arrière dans le temps et retrouver le monde qui m'avait accompagné silencieusement pendant plus de 50 ans. C'était sincèrement trop effrayant pour moi !
L'émotion s'empara de moi et j'ai senti de fortes palpitations, pendant que mains et pieds devenaient de glace.
Une fois la route découverte, je me suis dirigée vers le camp en tremblant et avec les larmes aux yeux.
Lorsque nous sommes arrivés, des agents de police nous ont dit qu'il était interdit d'y rentrer car c'était un lieu privé de la Municipalité.
En effet le camp était entouré par un fil barbelé. Je leur ai alors raconté mon histoire et je leur ai dit que j'avais attendu 50 ans pour revoir ce camp. Alors, pris par l'émotion, non seulement ils ont cédé, mais ils m'ont accompagnée à l'intérieur du camp. C'est à cet endroit que j'ai demandé à mon mari et aux agents de police de me laisser seule, de ne pas m'accompagner. Je voulais rentrer seule dans mon camp, pour revivre seule mon passé.
Lentement, j'ai parcouru toute agitée ces mêmes allées où j'avais joué petite fille avec des enfants de mon âge. Puis je me suis arrêtée et j'ai fermé les yeux.
A ce moment, j ai écouté les vagues de la mer qui se brisaient sur les rochers de la plage proche et le vrombissement des avions de l'aéroport de l'OTAN, tout à fait comme alors. Le vent soufflait et me caressait le visage et, tout à fait comme alors, l'air était parfumé par les pins maritimes.
Tout était resté intact, comme 50 ans auparavant, comme si le temps s'était arrêté ! Ce fut à ce moment que, tout à coup, mille souvenirs avancèrent dans mon esprit : les jeux que nous faisions dans la pinède, les cache-cache, la construction de cabanes, les duels, la découverte de la grêle...
D'un coup je me suis sentie coupée en deux : l'adulte et l'enfant, et je n'ai pas pu retenir et refreiner les larmes qui recouvraient mon visage.
Revenue de mon émotion, je me suis dirigée vers la sortie où mon mari m'attendait avec les agents de police.
C est alors qu'ils m'ont dit que le plan d'urbanisme de la Mairie de Brindisi prévoyait l'abattement du camp pour la construction d'un centre touristique.
Cette nouvelle m'a profondément frappée. Une fois arrivée à Bologna, grâce à internet, j'ai découvert le nom du Maire de Brindisi et l'adresse de la Municipalité.
Je lui ai écrit une lettre, lui racontant les milles difficultés de notre expulsion, notre arrivée à Brindisi en novembre 1956 dans le camp de Bocca di Puglia, les rencontres avec les nombreux refugiés qui continuaient à arriver d'Egypte, pour repartir pour différentes destinations, nos émotions, nos douleurs, les jeux que nous enfants faisions dans la pinède. Je lui ai expliqué ce que ce camp représentait non seulement pour moi, mais aussi pour tous les refugiés qui étaient arrivés avec nous, et après nous. Expulsés du pays natal, nous avions trouvé solidarité et chaleur des habitants de Brindisi. Je lui dis qu'en détruisant ce camp, il effacerait l'histoire et la mémoire mêmes de son peuple, qui nous avait soutenus, aidés et encouragés.
J'ai expédié la lettre au mois de février du 2006 et.... croyez vous que j'eu une réponse ? Non, pas du tout. C'était logique, évident.
De cette façon passa l'hiver, auquel le printemps suivit et puis aussi l'été. Désormais, je n'y pensais plus.
Mais ..... mais un après midi d'octobre de 2006, la secrétaire du Maire de Brindisi me téléphona. Elle m'informa que ma lettre avait fait le tour de toute la Mairie de Brindisi, impliquant et émouvant tout le monde. Que le Maire et l'Assesseur à la culture de la Région des Pouilles avaient décidé ensemble d'organiser une manifestation pour commémorer et rappeler les 50 ans de notre arrivée avec « l'Achileos » à Brindisi et l'accueil à « Bocca di Puglia ». La date serait la même que celle de notre arrivée à Brindisi : le 29 novembre de 2006. La secrétaire du Maire m'a fait savoir que ma présence, pour cette occasion, serait très appréciée.
Le 29 novembre 2006, une plaque commémorative a été positionnée dans le port touristique de Brindisi, à coté de mon camp, en présence du Maire, de l'Assesseur à la culture de la Région des Pouilles, du Président de la Communauté juive de Trani (petite ville près de Brindisi), et du Rabbin. Etaient également présentes : des personnalités des Archives d'Etat, la Capitainerie du port de Brindisi, un représentant de l'Union des Communautés juives Italiennes, la Police d'Etat et de la Circulation, les Carabiniers et plusieurs personnes qui avaient appris par la presse cet événement, qui a eu une importance considérable. La ville a été tapissée d'affiches et j'ai été interviewée par des journalistes de radio, télévision et journaux locaux, me sentant un peu mal à l'aise.
En écrivant mon livre, j'ai voulu participer à mettre en valeur un moment particulier de l'histoire, qui est passé sous silence, mais surtout j'ai voulu atteindre trois objectifs.
Le premier : exprimer amour et gratitude à ma famille qui a protégé mon enfance.
Le deuxième : laisser un témoignage de ma vie à mes enfants.
Le troisième : exprimer ma reconnaissance aux Italiens du sud, qui, avec un mot, un encouragement, un geste, un sourire, nous ont réconfortés et aidés à avoir confiance en nous, en nous faisant nous sentir encore capables de nous reconstruire une vie.
Et nous .... des ruines du monde passé, de la perte de tous nos biens, de l'exil, nous avons fait naître de nouveaux espoirs et perspectives et, sans aucune aide de la part du Gouvernement, mais grâce à la solidarité des Italiens du sud, nous avons retroussé nos manches et nous avons reconstruit notre nouvelle existence en Italie.